📌 Contexte
Alors que le changement climatique modifie profondément les régimes hydrologiques mondiaux, l’eau devient un enjeu géopolitique majeur. Si elle est historiquement une ressource de coopération, elle tend de plus en plus à cristalliser les tensions entre États. Partagée par-delà les frontières, captée par des barrages ou redirigée par des canaux, l’eau est désormais un levier de pouvoir autant qu’un bien vital. Selon l’ONU, plus de 270 bassins fluviaux ou lacustres dans le monde sont partagés par au moins deux pays, et une cinquantaine d’entre eux sont aujourd’hui le théâtre de tensions plus ou moins ouvertes. Loin d’un scénario apocalyptique, il s’agit d’analyser les dynamiques concrètes de la diplomatie de l’eau, entre coopération, conflits larvés, et manœuvres d’influence.
🌊 Données et tendances
Une ressource inégalement répartie
- 1 personne sur 4 vit aujourd’hui dans un pays en situation de stress hydrique.
- Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont les régions les plus concernées.
- L’Asie, bien que plus arrosée, est confrontée à une demande croissante liée à l’urbanisation et à l’agriculture intensive.
La Banque mondiale estime qu’un tiers des conflits hydriques concernent des bassins transfrontaliers. Parmi les cas emblématiques, on trouve :
- Le Nil, avec les tensions entre l’Éthiopie, l’Égypte et le Soudan autour du Grand Barrage de la Renaissance.
- Le Tigre et l’Euphrate, partagés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak.
- Le Jourdain, enjeu sensible entre Israël, la Jordanie et les territoires palestiniens.
- Le Mékong, où les constructions de barrages par la Chine inquiètent les pays en aval (Vietnam, Laos, Cambodge, Thaïlande).
Des traités inadaptés ou inexistants
Nombre de traités sur les eaux partagées datent du XIXe ou du début du XXe siècle, à une époque où le changement climatique, la croissance démographique et l’irrigation intensive n’étaient pas des enjeux majeurs. Certains États, comme la Turquie, refusent d’être liés par des conventions internationales telles que celle de l’ONU de 1997 sur l’usage des cours d’eau transfrontaliers à des fins non navigables. L’absence d’instances de régulation efficaces favorise alors des rapports de force.
🔍 Décryptage géopolitique
Le cas du Nil : une diplomatie sous tension
Depuis 2011, l’Éthiopie construit le Grand Barrage de la Renaissance (GERD), une infrastructure hydroélectrique colossale sur le Nil Bleu. Ce projet est vu comme vital pour l’électrification et le développement du pays, mais il suscite de vives inquiétudes en Égypte, qui dépend du Nil à plus de 90 % pour son approvisionnement en eau.
- L’Égypte invoque un droit historique d’accès à l’eau, basé sur des traités coloniaux de 1929 et 1959.
- L’Éthiopie défend un droit souverain à exploiter ses ressources, en s’appuyant sur la répartition plus équitable préconisée par la convention de 1997.
Malgré les médiations de l’Union africaine, des États-Unis et de l’Union européenne, aucun accord contraignant sur le remplissage du barrage n’a été trouvé. Ce dossier illustre une géopolitique de l’eau où le rapport de force l’emporte sur le droit international.
L’Asie centrale : héritage soviétique et rivalités actuelles
Le bassin de l’Amou-Daria et du Syr-Daria, partagé entre Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan et Kazakhstan, est une autre zone de tensions. L’Union soviétique avait mis en place une gestion centralisée de l’eau via des infrastructures transnationales. Depuis l’indépendance des États d’Asie centrale, l’accès à l’eau est devenu un levier de pouvoir.
- Les pays en amont (Kirghizistan et Tadjikistan) disposent des barrages, mais manquent de ressources énergétiques.
- Les pays en aval (Ouzbékistan, Turkménistan) ont besoin d’eau pour l’agriculture, notamment la culture du coton.
Les désaccords sur les quotas d’eau et l’entretien des infrastructures ont parfois conduit à des ruptures de coopération, voire à des tensions militaires localisées.
Chine et Mékong : la diplomatie du barrage
La Chine contrôle le haut Mékong et y a construit plusieurs barrages sans consultation régionale. En saison sèche, la rétention d’eau impacte gravement l’agriculture et la pêche dans les pays en aval.
- La Commission du Mékong, créée en 1995, n’inclut pas la Chine ni le Myanmar.
- La Chine préfère des mécanismes bilatéraux ou informels, ce qui lui assure une position dominante.
La situation illustre la manière dont une grande puissance peut instrumentaliser l’eau comme outil de diplomatie régionale, sans nécessairement recourir à la coercition directe.
⚖️ Coopérations et initiatives multilatérales
Des succès à nuancer
Des exemples positifs existent. Le Traité des eaux de l’Indus entre l’Inde et le Pakistan, signé en 1960, a survécu à plusieurs guerres. Il a permis de maintenir un dialogue hydrique même dans des contextes de tension extrême. Toutefois, il est aujourd’hui remis en cause par des projets indiens sur les affluents de l’Indus.
Le Danube est géré via la Commission internationale pour la protection du Danube, qui regroupe 14 pays. C’est l’un des rares exemples de gouvernance régionale intégrée et stable.
Vers une diplomatie de l’adaptation ?
L’UNESCO et la Banque mondiale promeuvent des plateformes de dialogue hydrodiplomatique, fondées sur le partage de données, la transparence et la co-construction de solutions. De nouveaux outils émergent :
- Les modèles de gestion intégrée des bassins versants, qui combinent données satellites, données locales et scénarios climatiques.
- Les plateformes régionales, comme Blue Peace (projet suisse) ou la Global Water Partnership.
Mais ces initiatives peinent à s’imposer face à la logique souverainiste et au court-termisme politique. La plupart manquent de moyens financiers ou d’autorité juridique.
🚀 Vers une géopolitique de la coopération hydrique ?
Face à l’urgence climatique, certains chercheurs plaident pour une « hydro-solidarité », fondée sur la reconnaissance mutuelle des interdépendances et la valorisation des bénéfices partagés. La diplomatie de l’eau ne devrait pas seulement se limiter à prévenir les conflits : elle pourrait devenir un moteur de coopération transfrontalière, de développement durable et de paix.
Les modèles de co-développement autour de l’eau pourraient permettre de dépasser les rapports de force. Par exemple, un pays en amont pourrait produire de l’énergie hydroélectrique en échange de financements ou d’accords sur l’irrigation en aval.
Limites à surmonter
- Les asymétries de pouvoir rendent difficile la mise en œuvre de mécanismes équitables.
- Les données hydrologiques sont souvent considérées comme stratégiques et ne sont pas partagées.
- Le droit international reste flou et peu contraignant.
📝 Conclusion
La diplomatie de l’eau est à un tournant. À la croisée des urgences écologiques, des rivalités géopolitiques et des aspirations au développement, elle reflète la complexité croissante des relations internationales contemporaines. Si elle peut nourrir des tensions, elle reste aussi un terrain fertile pour réinventer des formes de coopération plus équitables et résilientes. La question est désormais de savoir si les États sauront transformer l’eau, source de vie, en vecteur de paix plutôt qu’en arme de domination.
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